LACN n°6 novembre-décembre 2002 : Focus sur la projection numérique

Souvenez vous, il y a 3 ans Georges Lucas lançait en fanfare l'Episode 1 de Star Wars et avec lui la grande aventure de la projection numérique, qu'il qualifiait de révolution du septième art. C'était l'ultime pas en avant, celui qui allait submerger les salles, envahir la distribution, bouleverser à jamais l'exploitation…





Le numérique, un conflit d'intérêts


Il semblerait pourtant que le départ dans cette aventure soit quelque peu retardé, et que ce projet ait du plomb dans l'aile.

En effet, la belle histoire du numérique ne se résume pas seulement à un vulgaire débat technologique ou financier, mais plutôt à un immense conflit d'intérêt.

C'est ce qu'analyse le rapport de mes potes chercheurs du laboratoire d'économie industrielle de l'école des mines, et que LACN s'est procuré pour vous, bande de veinards. 

Et vous allez voir, à la fin, vous y verrez clair comme de l'eau de roche.

Un choix plus financier que technique

Le problème principal dans cette histoire n'est pas à chercher dans le domaine technique ni dans le domaine financier.

Il ne s'agit pas de se demander est-ce que ça marche ni qui va payer.

Le problème est plus profond et met en cause les structures même de l'économie du cinéma.

En effet pour comprendre le débat actuel qui sévit autour du numérique, il faut analyser les données sous l'angle global, à savoir le conflit d'intérêt qui est né avec cette technologie entre les marchés locaux aux mains des exploitants et le marché global c'est à dire les studios qui valorisent leurs films sur plusieurs canaux de communication ; salles, TV, supports DVD, satellites.

Et ce désaccord distributeurs-exploitants risque de freiner à long terme le développement de cette nouvelle technologie.


L'émergence d'un nouveau rapport de force

En France, à l'instar des autres pays, le rapport de force entre exploitants et distributeurs s'est inversé depuis quelques années.

Avec les multiplexes, les réseaux ainsi que les indépendants, sont entrés dans une nouvelle logique, qui les différencie davantage d'avec la télévision et la vidéo.

Les exploitants ont misé sur l'élévation de la qualité avec une offre diversifiée de films projetés, des écrans de plus en plus grands et de plus en plus nombreux, des salles de plus en plus modernes et confortables, du son numérique et des moyens d'attraction plus importants et nombreux (facilités d'accès, parkings, restauration).

Ces investissements n'ont eu pour seul but que de redonner une identité forte à la projection en salle, et avant tout, de renforcer le pouvoir des exploitants face aux distributeurs, en fidélisant une nouvelle clientèle (carte illimitées), en instaurant une politique de tarification simplifiée.

Un résultat en termes de fréquentation

Résultat ; une augmentation de la fréquentation mondiale depuis les dix dernières années qui leur donne raison.

En face les distributeurs perçoivent l'exploitation comme un contre courant, un pouvoir de marché qui restreint leurs perspectives de globalisation. L'exemple le plus flagrant est donc cette bataille qui fait rage à propos de la numérisation de la projection.

Les exploitants la perçoivent comme un véritable moyen de centralisation de la commercialisation des films, un moyen de générer des économies d'échelles pour la filière de distribution et par conséquent un moyen de leur couper l'herbe sous les pieds en leur faisant perdre leur pouvoir sur leur marché local. 

Les exploitants se méfient

Ils craignent donc de voir leurs actifs (les multiplexes) dévalorisés alors qu'ils ont réalisé des investissements colossaux pour les moderniser.

La projection numérique n'a donc qu'un avantage uniquement valable pour les distributeurs.

Rien que l'économie réalisée dans le tirages des copies de films qui est nécessaire pour l'exploitation d'un film laisse à penser que ce débat n'est pas près d'être terminé.

De plus, les exploitants craignent de perdre leurs prérogatives alors que s'ouvrent dans les années a venir des perspectives de croissance exponentielles pour la vidéo DVD couplée avec la projection numérique home vidéo.

En s'implantant numériquement dans les cinémas les distributeurs ne visent qu'une labélisation gage d'un développement durable sur le home cinéma.

Et dans ce cas l'adhésion des exploitants est nécessaire pour bénéficier d'économies d'échelles.

Mais de leur côté, les exploitants n'y voient aucun intérêt que ce soit à cours, moyen ou long terme, tout le bénéfice allant vers les distributeurs.

Le passage en force des distributeurs

Seule perspective pour les distributeurs, bénéficier de la faiblesse ponctuelle de certains exploitants de salles pour leur imposer le passage au numérique à la faveur de restructurations financières.

Un scénario qui nécessite des trésors de patience et de diplomatie mais qui a déjà été réalisé outre atlantique sur 3 réseaux United Artist Theatres, Regal Cinemas et Edwards Theatres soit un total de 5 800 écrans.

Mais pour l'instant une taille critique encore insuffisante pour assurer la pérennisation du phénomène.

Et la faiblesse ponctuelle serait plutôt à trouver actuellement du côté de certains distributeurs comme AOL Time Warner et Vivendi Universal…

L'Europe voudrait temporiser

Du coup, en Europe où les réseaux sont encore très puissants et plutôt en bonne santé financière, ce scénario n'est pas encore envisageable.

Voilà donc mis à jour des rapports de force complexes entre exploitants de réseaux et distributeurs, de quoi alimenter encore pas mal de scénarios hollywoodiens.

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